#13 Livre jeu de piste

On ne peut pas vous tromper, pas vrai ? Ce roman est un véritable jeu de piste où l’on risque de se perdre à chaque fois qu’on tourne une page – où qu’on lit un nouvel article.
Ce n’était pas mon intention. D’ailleurs, je vous espère de ne jamais jouer à ce petit jeu avec moi au risque de vous retrouver avec une parfaite mauvaise joueuse, à moins que je ne gagne.
Je dois ce petit labyrinthe à Elsa Triolet et ses romans, Personne ne m’aime, Les Fantômes armés et le fameux recueil Le Premier accroc coûte deux cents francs – il s’agit du premier Prix Goncourt remporté par une femme ! Obtenu en 1945 au titre de l’année 1944.
J’ai rarement été aussi bonne lectrice avec un autre romancier que Gustave Flaubert, je l’avoue.

Parfois, il m’arrive de me demander ce que devient un personnage lorsqu’on referme le livre. Est-ce qu’on peut dire qu’il meurt car son existence ne vivra jamais rien d’autre ? Ou bien on peut penser qu’il est régi par une existence cyclique illimitée qui s’active à chaque fois que quelqu’un relit l’histoire dans laquelle il siège ? Moi, je crois qu’il meurt. C’est triste car on s’attache à ces petites créatures de papier mais pourtant rien d’autre n’arrivera, alors oui, je crois qu’il meurt. Il n’y aura pas d’autre livre, ce n’est pas toujours une série. Emma Bovary, Frédéric Moreau et Salammbô n’ont qu’une seule existence – et tant mieux pour eux vu l’histoire que tu leur a fais subir Gustave ! Ils ne vivent qu’une fois à travers mes lectures même si je sais que chacune d’entre elle à le pouvoir de les ressusciter ! Ne m’a-t-on pas dit mille fois que lire Madame Bovary plusieurs fois à divers moments de mon existence changera radicalement ma perception du roman ? Ô mais que le drame reste intacte !

Un jour, ma vie de lectrice a changé. Cela aurait pu arriver avec bien d’autres auteurs, j’en suis consciente, mais cela a été Elsa. J’ai découvert le retour des personnages, au-delà d’un livre, l’univers animé d’Elsa Triolet. Les personnages qui circulent d’une histoire à l’autre : quel émerveillement ! Célestin devient plus d’une fois un amant, Louise Delfort réapparait et Juliette Noël demeure ! On ne souhaite plus les quitter, c’est certain.

L’idée a fait son chemin. J’ai beaucoup pensé à la cohérence de ce jeu de piste que j’organise et il rend l’écriture plus sereine. Je n’ai pas à finir sans cesse les histoires de mes personnages, ni à les tuer. Ils ont une vie dans et hors de la narration. Par ce biais, ils ont toutes les clés pour nous surprendre au moment le plus opportun, mais surtout, d’exister sans fin. Il suffira d’une histoire, d’un livre pour leur rouvrir une porte jusqu’à la page. Nouvel asphalte blanc, l’autoroute du roman : à vous de jouer le jeu. Il suffit de lire.

(c) Dina Nasyrova

Dans la tourmente

Le silence n’habite pas les villes. Au-delà de la nuisance incessante des voitures qui roulent sans jamais s’arrêter, le bruit de l’existence grouille et pullule. On admet volontiers qu’avec l’habitude on s’endort dans le brouhaha de la fourmilière humaine. Les voix qui dans l’immeuble résonnent, d’une dispute, d’une réconciliation – on préfère plutôt les réconciliations qui font du bruit qu’un silence rempli de sang – les pleurs d’un nouveau-né dont on ne discerne pas encore les besoins, les musiciens qui s’immergent dans l’art en dépit de la cohabitation verticale, le son des talons hauts le matin dans les escaliers, la fenêtre donnant sur la cour intérieure qu’on ouvre pour aérer l’espace, et parfois, pour les plus chanceux, l’ascenseur qui se réveille vingt fois dans la journée ; la vie en émoi est un tissu de résonnances diverses qu’on se met à haïr si fort qu’on oublie notre propre nuisance: les genoux qui craquent, la sonnerie du micro-onde, la petite goutte d’eau du robinet qu’on ne sait pas s’arrêter et qui tombe et tombe, le grincement de la porte de la chambre, l’arthrose du plancher qui crie, le clavier d’ordinateur qu’on martèle à la vitesse d’un TGV.

L’air s’est adoucit depuis quelques jours, juste avant mars. On se défait des manteaux de l’hiver pour opter pour les vestes de la demi-saison. Le piège serait d’abandonner complètement toute protection.
La lumière fait son grand retour et la vie en ville reprend son cours.

Il y a des photos de rue qui vont surgir aujourd’hui, elle le sait. Elle est à l’affût. Elle attend le bon moment et le bon sujet pour actionner son cerveau et préparer son appareil. Elle est victime d’une attente mortelle dont l’unique interruption sont les éternuments d’une fille. Dans la masse, il n’y a pas un chat, pas une ombre, pas un détail qui illumine l’espace. Rien n’a d’éclat. À 11h07, elle s’avoue vaincue. Elle se débranche du temps présent et se met à lire Personne ne m’aime, d’Elsa Triolet.

« Le bruit du foyer continuait, les visages des femmes traversaient la fumée des cigarettes comme les lumières des lustres, il y avait des paroles, des plastrons blancs, et subitement, comme une comète, la beauté d’une femme avec la longue traîne des regards, faisant long feu… »

Personne ne m’aime, Elsa Triolet

Dans la rue, un diamant apparaît. Une drôle de silhouette traverse l’air avec la légèreté du chant d’un rossignol. Sa jupe virevolte au gré de sa danse. Au loin, Andrée essaie de retenir chaque détail, chaque mouvement, pour ne pas en perdre une miette, s’imprégner de cet éclat perdu sur l’asphalte, dans la foule. Elle espère la voir se retourner, un court instant, histoire de découvrir le visage de l’inconnue qui la malmène. C’est drôle, normalement la personne qu’on observe au loin par un ordre du destin et une intuition inédite arrive toujours à se retourner alors même qu’on pensait être transparent. Elle attend, mais le destin n’en a rien à faire. Le mystère absorbe son être tout entier. Elle s’est mise à la suivre, gentiment, sans attente déterminée en dépit du retard qu’elle risque d’accumuler. C’est plus fort qu’Andrée : elle doit voir. Dans sa peau, tout l’amène à elle et l’appelle, un fil invisible qui pas à pas la rapproche de l’inspiration. Quelque chose va se produire, elle le sait.

La rue se met à klaxonner mais elle s’en fou, elle décide d’ignorer le bruit, les roues, le rouge, à terre.
La prochaine fois, peut-être qu’elle regardera avant de traverser le carrefour de l’Opéra.

Un déclic. D’un coup, plus rien, du bruit. Trop de bruit. Le désordre désorienté. La lumière réapparait avec des tâches presque imperceptibles mais bien présentes.
Puis encore, la panique.
Mon appareil. Où est-ce qu’il est ? Merde.

Un peu plus sur sa gauche, sur le trottoir où elle reprend ses esprits, elle le retrouve et s’en empare. Il n’a rien. Presque intact. Elle n’en croit pas ses yeux. On lui dit que quelqu’un l’a déposé là, pendant l’incident. Une jeune fille aux cheveux blonds. Peut-être roux ? On a pas bien vu, pardon. Auprès de lui, un recueil de Emily Dickinson, esseulé. Elle tend son bras vers lui. Elle n’a pas encore retrouvé la maîtrise de son corps et a peur de le faire tomber.

Andrée le serre contre son cœur.
Et si c’était un signe que je pouvais le retrouver, ce diamant ?

J’espère que cette rencontre vous a plu ! A bientôt pour le prochain Petit Papier !

Victoria Gautier

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